"Celui qui accepte le mal sans lutter contre lui coopère avec lui" Martin Luther King

Introduction




Jack l’Eventreur... Sans doute le plus célèbre de tous les tueurs en série. En 1888, il a assassiné cinq prostituées en quatre mois dans le misérable quartier de Whitechapel, à Londres. Il les a égorgées et mutilées avec une violence rare, et s’est réellement déchaîné sur sa dernière victime, qu’il a mise en charpie. Malgré le long travail de la police, il n’a jamais été arrêté. Les théories les plus folles courent encore sur son identité, et passionnent des centaines de "Ripperologues". D’innombrables livres et films ont été produits à son sujet, offrant chacun "la" solution de l’énigme... qui ne sera sans doute jamais connue.

Durant l’air Victorienne, l’est de Londres (East End) était un endroit à part de la ville, un ghetto tant économique que social. 900 000 personnes vivaient dans des taudis infâmes. Les troupeaux de moutons étaient menés à travers les rues jusqu’à l’abattoir et le sang coulait directement dans les ruelles. On marchait dans les excréments. Les ordures et les eaux d’égout engendraient une odeur horrible. Les familles vivaient souvent à 8 dans une chambre et les célibataires dans des hospices ou des asiles de nuit surpeuplés, dans des conditions déplorables.

La plupart des habitants de l’East End ne travaillaient qu’occasionnellement et étaient mal payés, ou étaient chômeurs de longue date, ou encore criminels. Ils vivaient au jour le jour, et lorsqu’ils travaillaient, avaient souvent des emplois épuisants et mal rémunérés.

Plus de la moitié des enfants mourraient avant l’âge de 5 ans. Beaucoup de ceux qui survivaient étaient mentalement ou physiquement handicapés. Des centaines d’orphelins étaient à la rue et certains finissaient dans des maisons closes.

Les femmes étaient souvent exploitées, mal payées et obligées de faire des heures supplémentaires. La prostitution était l’un des seuls moyens de survie pour une femme seule. Il permettait surtout de gagner en une nuit l’équivalent d’une semaine de salaire d’une simple ouvrière. La police estimait qu’en 1888, il y avait 1200 prostituées à Whitechapel (pour 60 000 dans tout Londres) et 62 maisons closes, sans compter les femmes qui tentaient d’obtenir quelques suppléments à leur maigre salaire en se prostituant occasionnellement.

Les prostituées travaillaient directement dans la rue, sombraient très souvent dans l’alcoolisme et ne devaient qu’à la chance d’éviter les maladies vénériennes (la syphilis, notamment). Les souteneurs étaient nombreux et traitaient les prostituées avec mépris et violence. Elles risquaient également d’être agressées par des "gangs" de voleurs qui les frappaient avec des gourdins pour leur dérober leur argent.

Il existait environ 200 asiles de nuit logeant 9000 personnes. Les dortoirs étaient constitués de rangées de lits collés les uns aux autres, infestés de vermines et d’insectes. Si une femme n’avait pas gagné assez d’argent pour se payer un lit pour la nuit, elle devait trouver un homme qui la laisserait dormir avec lui en échange de ses faveurs sexuelles. Ou alors, elle dormait dans la rue.

Les pogroms russes de la fin des années 1880 et l’expulsion des Polonais de Prusse avaient provoqué une vague d’immigration de l’Europe de l’Est vers Londres. Beaucoup de ces immigrants étaient Juifs et s’installèrent à Whitechapel parce que les loyers étaient peu élevés. L’arrivé des Juifs eut des effets très bénéfiques sur le quartier, en améliorant les conditions sanitaires et la sécurité.

Toutefois, malgré de nombreux efforts de renouvellement urbain et l’amélioration des conditions de vie entraînées par l’immigration juive, Whitechapel était toujours un quartier pauvre et criminel.

Dans la misère des habitations surpeuplées, dans les ruelles sombres et étroites, le meurtrier de Whitechapel avait trouvé l’endroit parfait pour tuer.

Assez curieusement, les meurtres de l’Éventreur eurent des conséquences positives pour l’East End. Comme l’explique Stéphane Bourgoin (Le livre rouge de Jack l’Éventreur) : « Les forfaits servirent de catalyseurs pour unifier l’action des réformateurs de tous bords, grâce à la pression de l’opinion publique, horrifiée des descriptions contenues dans la presse sur la vie de Whitechapel ».

Les rues, d’habitude si sombres que l’on y voyait quasiment rien, furent beaucoup mieux éclairées par de nouveaux lampadaires. Les taudis sordides furent démolis à partir de 1889 et des logements neufs furent reconstruits. Les enfants orphelins ne furent plus laissés à la rue et l’on vota des lois pour qu’ils soient protégés.

Toutefois, l’East End resta encore un quartier pauvre et dangereux durant des décennies.

Avant le premier meurtre "officiel" de Jack l’Éventreur, les habitants de Whitechapel entendirent parler d’autres meurtres et agressions de femmes dans le quartier.

Il est difficile de savoir si ces meurtres ont bien été commis par l’Éventreur, mais dans l’esprit des habitants, tous ces crimes étaient liés.

Ainsi, le 2 avril 1888, Emma Smith, une prostituée de 45 ans, fut agressée vers 19h. Elle fut frappée à la tête, violée et un objet pointu fut introduit en elle. Elle mourut d’une péritonite 4 jours plus tard. Elle expliqua à sa logeuse que plusieurs hommes l’avaient attaquée et volée.

Le 7 août 1888, une prostituée de 37 ans, Martha Tabram, fut assassinée sur le palier du George Yard Building, vers 2h30 du matin. Selon le rapport d’autopsie du Dr Timothy Killeen, elle fut poignardée 39 fois dans la poitrine, le ventre et le bas ventre avec un couteau. Son cou n’avait pas été tranché et son abdomen n’était pas mutilé. A l’exception d’une blessure infligée par un grand couteau ou une baïonnette, elle avait été poignardée avec une sorte de canif.

Les habitants de Whitechapel pensèrent que ces agressions étaient liées, mais Martha Tabram avait été tuée sans raison, sûrement par un seul homme, alors qu’Emma Smith avait été attaquée par plusieurs hommes qui voulaient la voler. Et la nature des blessures était différente. Seul le meurtre de Martha Tabram pourrait être l’œuvre de Jack l’Éventreur.

Egger Ph.

Les faits




Le premier meurtre "officiel" de l’Éventreur fut commis le 31 août 1888

Le 31 août 1888, un ouvrier nommé Charles Cross marchait dans le quartier de Whitechapel peu avant 4h du matin. Il faisait très sombre, le temps était froid et humide, et le coin était quasiment désert. Dans une ruelle, Buck’s Row, Cross aperçut quelque chose ressemblant à une bâche étendue sur le sol, devant une cour. Intrigué, il s’approcha et réalisa que c’était en fait une femme, dont la robe était relevée jusqu’à la taille. Il pensa que la femme était saoule ou avait été agressée, mais il n’y voyait pas grand-chose. Comme un autre homme passait par là, il lui demanda de l’aider à la remettre debout, mais ils n’y parvinrent pas. Craignant qu’elle ne soit morte, ils rabaissèrent sa robe sur elle, par pudeur, puis cherchèrent un policier.

Ils en trouvèrent un, John Neil, qui faisait sa ronde. Il éclaira la femme de sa lanterne et vu qu’elle avait été égorgée, presque décapitée. Ses yeux étaient grands ouverts. Ses mains étaient froides mais ses bras étaient encore chauds. Elle avait été tuée peu de temps auparavant. Neil appela un autre policier qui chercha un médecin dans les environs.

Puis Neil réveilla les habitants du quartier pour leur demander s’ils avaient entendu quoi que ce soit d’étrange, sans résultat. Le Docteur Rees Llewellyn arriva peu après et examina le corps de la femme. Comme l’avait supposé Neil, elle était morte moins d’une demi-heure avant qu’on ne la découvre, peut-être quelques minutes après le passage de la 1ère ronde de Neil. Bien qu’il y ait peu de sang sur le sol, elle avait été tuée là où on l’avait trouvée. Son sang avait imbibé ses vêtements.

Le Docteur Llewellyn fit porter son corps à la morgue d’Old Montague Street afin de l’examiner plus en détail. Lorsqu’il arriva à Old Montague, le corps de la femme avait été lavé, malgré les ordres de la police. Le cou de la victime avait été coupé deux fois, violemment, sectionnant sa trachée et son œsophage. Son abdomen avait été mutilé, sans doute avec un grand couteau. Il présentait une blessure longue et profonde ainsi que d’autres coupures plus bas. La femme avait également été frappée à la mâchoire.

Selon Philip Sugden (dans "The Complete History of Jack the Ripper"), cette femme était allongée sur le sol, sans doute inconsciente (peut-être déjà morte), lorsque ces blessures lui avaient été infligées : le sang formait une petite flaque sous son cou et le reste avait été absorbé par le dos de ses vêtements. Si elle avait été mutilée alors qu’elle était debout, il y aurait eu du sang partout, devant elle, sur les murs, sur sa poitrine.

Tout ce qu’elle possédait sur elle était un peigne, un petit miroir cassé et un mouchoir. Ses jupons avaient été achetés à la "Lambeth Workhouse" (un asile de pauvres). Elle portait des vêtements bon marché et un chapeau de paille noir. Ses cheveux étaient bruns grisonnants et il lui manquait plusieurs dents de devant.

Une enquête fut ouverte au "Whitechapel Working Lad’s Institute" (un institut pour jeunes travailleurs), menée par le coroner Wynne Baxter (un officier civil). Ce dernier entendit parler d’une "Polly" vivant au 18, Thrawl Street, qui n’était pas rentré chez elle. Une femme de la Lambeth Workhouse identifia la femme décédée comme étant Mary Ann Nichols, 42 ans, puis son père et son époux vinrent l’identifier à leur tour.

"Polly" était la fille d’un serrurier et avait épousé William Nichols, avec qui elle avait eu cinq enfants. Mais ses problèmes avec l’alcool avaient détruit son ménage et, depuis des mois, elle survivait en se prostituant.

C’était une femme triste et pauvre, mais les gens l’aimaient et la prenaient en pitié. Elle avait voulu dormir dans un asile de nuit situé sur Thrawl Street mais comme elle ne pouvait pas payer son lit, le gardien l’avait chassé. Elle était retournée dans la rue pour gagner quelque argent.

La sauvagerie de ce meurtre suscita l’effroi et l’indignation de la population... et l’intérêt de la presse.

Les meurtres de prostituées n’étaient pas rares à Whitechapel mais les mutilations brutales l’étaient.

AbberlineScotland Yard confia la responsabilité de l’enquête à l’Inspecteur principal Donald Swanson. Il dépêcha sur les lieux un inspecteur de 45 ans, Frederick George Abberline, qui travaillait depuis 25 ans dans la police et connaissait très bien Whitechapel.

Il n’y avait aucun témoin, aucune arme, aucun indice.

Aucun des résidents de la rue n’avait entendu de bruit et aucun des hommes qui travaillaient dans le coin n’avait remarqué quoi que ce soit d’inhabituel. Bien que "Polly" ait été découverte peu après sa mort, aucun véhicule ou "étranger" n’avait été vu fuyant la scène du crime. On soupçonna un moment trois équarrisseurs de chevaux qui travaillaient non loin, mais il fut rapidement prouvé qu’ils n’y étaient pour rien.

Comme les habitants de Whitechapel étaient persuadés que l’agression d’Emma Smith et les meurtres de Martha Tabram et "Polly" Nichols étaient liés, la police dut faire face à une grande pression dès le départ. Il fallait absolument trouver le coupable. Il existait trois théories différentes : un groupe de voleurs était responsable des meurtres ; un gang qui extorquait de l’argent de prostituées avait "puni" trois femmes qui n’avaient pas payé ; un fou était en liberté.

Si l’on considère la grande pauvreté des victimes, les deux premières théories étaient peu plausibles. La troisième devint donc la plus populaire. Concernant les meurtres de Tabram et Nichols, le East London Observer écrivit que le tueur s’en était pris "aux plus pauvres des pauvres" et qu’il ne semblait avoir aucun mobile compréhensible. La grande violence des meurtres suggérait que les deux meurtres "étaient l’œuvre d’un être dément".

Sir WarrenOn demanda au préfet de Police, Sir Charles Warren, d’offrir une récompense pour la découverte de l’identité du criminel. Mais son supérieur, le ministre de l’Intérieur, Henry Matthews, n’avait aucune idée - à ce moment-là - de l’ampleur du problème et refusa de proposer cette récompense. Il affirma qu’il faisait confiance à la Police pour appréhender le tueur...

Alors que la police cherchait l’assassin de Polly Nichols, une rumeur commença à courir au sujet d’un homme dénommé "Tablier de Cuir", qui avait volé plusieurs prostituées sous la menace d’un couteau. The Star affirma que cet homme était un fourreur juif d’environ 40 ans, portant un chapeau noir et une petite moustache. Les nouveaux venus, les étrangers, les Juifs étaient évidemment les premiers visés par les rumeurs, car « aucun Anglais n’est capable d’un acte aussi barbare »...

Hanbury StreetLe 8 septembre 1888, John Davis, un vieil homme qui vivait avec son épouse et ses trois fils au 29 Hanbury Street, découvrit le corps d’une femme juste après 6h du matin, devant chez lui, de l’autre côté du marché de Spitalfields, dans une petite cour. Sa robe avait été relevée au-dessus de sa taille et elle avait été éventrée. Il alla immédiatement chercher de l’aide et revint avec deux ouvriers. Le temps qu’un policier arrive sur les lieux, tout le monde avait été réveillé.

Dix-sept personnes habitaient là, dont 5 possédaient des chambres avec vue sur la scène du crime. Et certains avaient laissé leur fenêtre ouverte. Le marché de Spitalfields ouvrait à 5h du matin et beaucoup de gens y étaient présents avant cette heure afin de préparer leurs étalages. Certains résidents du 29 Hanbury Street quittaient leur logement à 3h50 du matin pour aller travailler. Les rues autour du marché étaient remplies de véhicules commerciaux qui livraient leurs marchandises au marché.

Toutefois, bien que le soleil se soit levé à 5h23 ce matin-là et que tant de personnes aient été présentes à cette heure matinale, personne n’avait entendu de bruit suspect, ni de cris, et personne n’avait vu qui que ce soit avec du sang sur ses vêtements ou un couteau à la main. Il y avait un baquet d’eau clair près de l’endroit où la femme avait été trouvée, mais le meurtrier ne l’avait pas utilisé pour se laver les mains ou nettoyer son arme.

Le risque qu’il avait pris, à tuer en plein jour, avec tout ce monde, était incroyable. Et pourtant, personne n’avait rien vu.

La femme fut rapidement identifiée comme étant Annie Chapman, que ses amis appelaient "Annie la Sombre" (Dark Annie). Elle avait 47 ans, était prostituée, sans logis, dormait dans les asiles de nuit lorsqu’elle avait assez d’argent ou errait dans les rues à la recherche de clients qui lui donneraient quelques pièces pour se nourrir et se loger.

En 1869, elle avait épousé John Chapman, un cocher. Des trois enfants qu’ils eurent, l’un mourut d’une méningite et un autre devint boiteux. La mauvaise santé et l’alcoolisme d’Annie et de son époux provoquèrent la fin de leur mariage. Les choses empirèrent lorsque John décéda, car Annie perdit alors le peu d’argent qu’il lui versait comme pension. Le choc émotionnel provoqué par sa mort fut aussi terrible que la perte financière et Annie Chapman ne s’en remit jamais.

Souffrant de dépression et d’alcoolisme, elle fit du crochet et vendit des fleurs. Puis, elle se tourna vers la prostitution, malgré son visage peu avenant et ses dents pourries. C’était une femme gentille qui évitait les problèmes.

La veille au soir, elle avait expliqué à une amie qu’elle se sentait mal. Elle ne le savait pas, mais elle avait la tuberculose. Elle avait dit à son amie qu’elle devait pourtant trouver des clients ou elle devrait dormir dehors cette nuit-là.

Vers 2h du matin, le 8 septembre, un peu saoul, elle avait été chassée de l’asile de nuit, car elle ne pouvait pas payer son lit.

Et John Davis l’avait donc trouvée morte quelques heures plus tard.

Le Docteur George Bagster Phillips, un chirurgien travaillant pour la police, fut appelé sur les lieux. Il trouva le corps d’Annie, froid, allongé sur le dos, les jambes repliées. Son visage était enflé et elle avait été férocement égorgée, presque décapitée. Elle avait également été mutilée au niveau du ventre, certains de ses organes internes avaient été tirés vers ses épaules et reposaient sur le sol. Une grande quantité de sang avait coulé autour d’elle.

Le Docteur Phillips estima qu’Annie Chapman devait avoir été assassinée deux heures auparavant, vers 4h du matin. Le fait qu’aucun résident ne l’ait entendu crier pouvait s’expliquer par le fait qu’elle avait sûrement été étranglée jusqu’à ce qu’elle perde conscience, puis égorgée et mutilée.

Elle avait été tuée là où on l’avait trouvée et ne semblait pas s’être défendue.

Le meurtrier avait profondément coupé sa gorge de gauche à droite, sans doute pour la décapiter. C’est ce qui l’avait tué. Les mutilations abdominales avaient été faites après la mort.

On trouva aux pieds d’Annie deux petits peignes, un morceau de tissu et deux pièces de monnaie. Une enveloppe contenant deux pilules fut découverte non loin de sa tête. Sur le dos de l’enveloppe était écrit Sussex Regiment. La lettre "M" et, plus bas, "Sp", étaient écrits de l’autre côté. Le cachet de la poste indiquait "Londres, 23 août 1888". On trouva également un tablier en cuir à côté de détritus.

Lors de l’autopsie, le Docteur Phillips remarqua que l’utérus, la partie supérieure du vagin et les 2/3 de la vessie avaient été retirés. Le tueur les avait sûrement emmenés avec lui car ils ne furent trouvés nulle part. Les incisions étaient nettes et précises. Selon Phillips, c’était le travail d’un expert, ou au moins de quelqu’un ayant des connaissances en anatomie ou en examen pathologique (pas un équarrisseur ou un boucher). Le tueur savait où trouver ce qu’il voulait, quelles difficultés il allait devoir contourner et comment il devait utiliser son couteau pour extraire les organes sans les abîmer. Un tel travail avait dû demander au moins une heure, et en tout cas plus de 15mn (un témoin affirma avoir vu Annie Chapman vivante à 5h30 précise et son corps fut découvert à 6h00). Selon le Coroner Baxter, l’assassin était sans doute « un habitué des salles d’autopsies ».

Des abrasions sur la main d’Annie indiquaient qu’on lui avait violemment enlevé ses bagues. Ses amis apprirent à la police qu’elle ne portait que des bagues de peu de valeur, que le tueur avait peut-être prises pour de l’or.

On ordonna à l’inspecteur Abberline, qui était chargé de l’enquête sur le meurtre de Polly Nichols, d’aider l’inspecteur Joseph Chandler, en charge de l’enquête sur le meurtre d’Annie Chapman, bien que Spitalfields soit dans une autre juridiction.

Il semble que les enquêteurs pensaient tous que le même homme avait tué Polly Nichols et Annie Chapman.

L’enquête sur Chapman fut aussi frustrante que celle sur Nichols. Les indices physiques (le tablier en cuir, une boîte et un morceau de fer) appartenaient en fait à M. Richardson, l’un des résidents, et à son fils.

L’enveloppe du Sussex Regiment était vendue à tout le monde au bureau de poste local. De plus, un homme avait vu Annie prendre cette enveloppe dans la cuisine de l’asile de nuit pour y glisser ses pilules lorsque sa boîte s’était cassée.

Les enquêteurs discutèrent avec les amies et "collègues" d’Annie mais ne trouvèrent aucun suspect ni aucun mobile cohérent.

Toutefois, l’enquête permit de trouver trois témoins importants.

Le 1er, le fils de M. Richardson, expliqua qu’il s’était rendu au 29 Hanbury Street entre 4h45 et 4h50 du matin pour vérifier les cadenas de la cave dans lequel sa mère enfermait ses outils et ses marchandises pour son entreprise d’emballage. Il était resté là un moment et le corps d’Annie Chapman n’était pas là.

Le second témoin, Albert Cadosch, vivait juste à côté du 29 et témoigna du fait qu’il avait entendu des voix juste après 5h20. Le seul mot qu’il avait pu comprendre était "non". Quelques minutes plus tard, vers 5h30, il avait entendu le bruit de quelque chose tombant contre la clôture.

Le 3ème témoin, le plus important, était Elizabeth Long, qui se rendait au marché de Spitalfields et était passé par Hanbury Street à 5h30 précise. Elle avait vu un homme et une femme parlant à côté des volets du n°29. Mme Long identifia Annie Chapman à la morgue comme étant la femme qu’elle avait vue.

Malheureusement, l’homme qui discutait avec Annie était de dos et Mme Long n’avait pas pu voir son visage. Elle le décrivit au Coroner Baxter comme un homme brun qui portait un chapeau de chasse marron et un manteau sombre. Selon elle, (et bien que l’ayant vu de dos...), l’homme avait une quarantaine d’années, n’était pas très grand et semblait être un “étranger”.

Ces témoignages étaient intéressants, mais posaient un problème à la police : le docteur Phillips, un homme en qui les enquêteurs avaient confiance, estimait qu’Annie Chapman était morte avant 4h30 du matin. Mais les trois témoignages indiquaient qu’elle avait dû mourir vers 5h30. L’inspecteur Chandler choisit donc d’ignorer ces témoignages et de croire le Docteur Phillips.

L’auteur Phillip Sugden rejette l’estimation du Docteur Phillips, tout comme l’avait fait le coroner Baxter à l’époque. Phillips avait estimé l’heure de la mort non pas grâce à la température intérieure du corps (prise dans le rectum ou le foie) mais en touchant le corps et en observant la “rigor mortis”. Mais plusieurs facteurs auraient pu contribuer à une perte rapide de la chaleur du corps. Le matin du 8 septembre était froid ; la robe d’Annie était relevée pour exposer ses jambes ; son abdomen avait été complètement ouvert ; et elle avait perdu beaucoup de sang. Selon ces éléments, Annie aurait été tuée après et non avant 4h30.

Les journaux en firent beaucoup pour attiser la peur et la colère des gens de l’East End (contre la police, particulièrement), se nourrissant de chaque rumeur. Les rues de Whitechapel, habituellement agitées, devinrent calmes le matin et presque désertes la nuit.

Comme on pouvait s’y attendre, la population n’accepta pas la discrétion de la police et son manque de résultats. Le gouvernement lui-même fut critiqué parce qu’il persistait à ne pas vouloir offrir de récompense (le ministre de l’Intérieur avait eu de très mauvaises expériences auparavant, des innocents avaient été dénoncés par appât du gain). Les habitants de Whitechapel inondaient la police d’informations, de "tuyaux" sur des gens ayant un comportement étrange, violent ou "antisocial".

Dans un mélange de peur aveugle et de rage, les habitants cherchaient un "bouc émissaire" et s’en prirent à la communauté juive grandissante. Quelques éléments prirent des proportions inconsidérées dans les esprits simples des gens de Whitechapel. L’homme appelé "tablier de cuir", qui intimidait les prostituées, était juif.

Le témoignage de Mme Long au sujet du meurtre d’Annie Chapman désignait un "étranger", le terme utilisé pour décrire les immigrés juifs. Ces deux faits et de nombreuses rumeurs non corroborées engendrèrent une atmosphère clairement antisémite dans le quartier. Plusieurs juifs furent passés à tabac et se retrouvèrent à l’hôpital.

Les commerçants remarquèrent rapidement cette ambiance de plus en plus xénophobe et certains décidèrent d’y remédier. Le 10 septembre 1888, seize d’entre eux formèrent le "Comité de Vigilance de Mile End", qui fut tout d’abord composé de commerçants juifs, et fut présidé par M. George Lusk, dirigeant d’une petite société de travaux. Son nom fut imprimé sur les très nombreuses affiches placardées à Withechapel et encourageant à fournir des informations sur les meurtres.

En une semaine, la vie nocturne de Whitechapel retrouva son visage habituel. Trop de femmes dépendaient de la prostitution pour survivre et ne pouvaient se permettre de ne pas "travailler".

Les habitants se plaignaient du manque de résultats de la police et pourtant les enquêteurs travaillaient énormément. Quelques jours après le meurtre d’Annie Chapman, le fameux "tablier de cuir", un certain John Pizer, fut arrêté.

La famille de Pizer essaya de le décrire comme un brave homme victime de rumeurs malveillantes, mais il existait des preuves montrant que Pizer était un personnage désagréable qui avait déjà poignardé quelqu’un auparavant et qui avait été condamné à 6 mois de travaux forcés.

Par contre, les allégations selon lesquelles il avait menacé des prostituées et leur avait extorqué de l’argent ne furent jamais prouvées. Le ’East London Observer’ le décrivit de manière subjective et tendancieuse comme un « homme au visage sombre », « laid », le visage « couvert par des mèches de cheveux, une grosse moustache et des favoris, les lèvres minces et cruelles », « un large cou », et portant « un grand manteau sombre »...

Lorsque le coroner Baxter demanda à Pizer pourquoi il était allé se cacher après les morts de Polly Nichols et d’Annie Chapman, ce dernier répondit que son frère le lui avait conseillé, car « on me soupçonnait injustement ». Pizer affirma qu’on l’aurait lynché s’il ne s’était pas éclipsé.

Pizer était déplaisant mais n’était sûrement pas l’Éventreur. Il avait des alibis pour les meurtres de Nichols (il était dans un asile de nuit) et de Chapman (il était avec des amis). De plus, il ne possédait pas l’habileté nécessaire pour prélever l’utérus d’Annie Chapman.

Pizer fut relâché, mais d’autres suspects furent arrêtés et interrogés. La plupart n’étaient que des excentriques ou des alcooliques, d’autres étaient des malades mentaux. Peu d’entre eux déclenchèrent une enquête, soit parce qu’il n’avait pas de connaissances chirurgicales, soit parce qu’ils avaient des alibis.

Les suspects étaient sélectionnés selon deux caractéristiques principales : ils devaient être fous ( !) et avoir des qualifications en médecine. On interrogeait également les personnes d’origine étrangère, puisque Mme Long avait assuré que le tueur était « un étranger ».

La focalisation sur les connaissances médicales conduisit la police en dehors de Whitechapel, jusqu’aux classes moyennes et élevées de Londres, et le comportement curieux ou violent de plusieurs chirurgiens et médecins fut remis en question.

Le 30 septembre 1888, Louis Diemschutz, un commerçant russe juif, rentrait au Club International pour l’Éducation des Travailleurs (IWMC - un club principalement composé de juifs socialistes d’Europe de l’est), sur Berner Street, après avoir travaillé tard. Il était 1h du matin et, dans l’obscurité, il aperçut une masse allongée dans la cour d’entrée du Club, la Dutsfield’s Yard. Il alluma une allumette et réalisa que c’était une femme. Diemschutz se précipita à l’intérieur du club et demanda à un jeune membre de l’aider. Ils ressortirent dans la cour et virent que la femme était couverte de sang. Affolés, ils appelèrent la police.

Quelques minutes plus tard, le policier Henry Lamb arriva avec un collègue. Le visage de la femme était encore tiède, mais elle était morte. Il semblait qu’elle ne s’était pas battue avec son agresseur et ses vêtements n’étaient pas relevés. Le collègue de Lamb alla chercher un médecin et revint avec le docteur Frederick Blackwell.

Ce dernier remarqua que la femme était allongée sur le côté, les jambes tendues. Son corps était encore tiède, excepté ses mains : elle était morte peu de temps auparavant. Sa main gauche tenait encore un petit paquet de noix de cajous et elle portait une écharpe. Son cou avait été coupé d’un côté à l’autre, profondément.

Le docteur Phillips, médecin de la police, arriva rapidement. Blackwell et lui estimèrent l’heure de la mort entre 00h36 et 00h56...

La police fouilla l’endroit, mais ne trouva aucune arme ni indice. Les enquêteurs déterminèrent néanmoins que le président du IWMC avait traversé la cour vers 00h40, environ 20mn avant que le corps ne soit découvert, et n’avait rien vu d’étrange ni qui que ce soit aux alentours.

Alors que les policiers continuaient leur travail sur ce 3ème meurtre, un autre corps fut découvert à quelques centaines de mètres de là, dans Mitre Square. Cette grande place peu éclairée, située au centre d’un labyrinthe de rues étroites et d’impasses, était bordée de bâtiments commerciaux et d’entrepôts, et peu de gens y habitaient. La nuit, lorsque les commerces étaient fermés, Mitre Square devenait un endroit sombre et isolé.

Le policier Edward Watkins y faisait sa ronde de nuit. Il passa vers 1h30 et ne vit rien de particulier. Il revint vers 1h45 (45mn après la découverte du corps à Dutfield’s Yard) et tout lui sembla calme et désert. Mais lorsqu’il tourna sa lanterne vers l’un des coins de la cour, il découvrit le corps mutilé d’une femme. Elle était allongée sur le dos dans une marre de sang, sa robe remontée au-dessus de sa taille, la gorge coupée et ses entrailles à l’air.

Watkins courut jusqu’au magasin de George Morris, un agent de police à la retraite, qui travaillait également comme veilleur de nuit. Grâce à son sifflet, il fut rapidement rejoint par d’autres collègues. Les policiers commencèrent à fouiller l’endroit et à chercher un éventuel suspect.

Vers 2h00, le docteur Frederick Gordon Brown arriva sur les lieux et examina le corps. La femme avait été profondément égorgée. L’abdomen avait été ouvert, les intestins avaient été placés sur son épaule droite et son visage avait été affreusement mutilé. Selon le Dr Brown, le corps était encore tiède et elle avait dû mourir peu de temps avant que le policier Watkins ne la trouve.

Elle n’avait pas d’argent sur elle et il sembla qu’elle n’avait pas lutté contre son agresseur.

Les policiers ne parvinrent pas à comprendre comment le tueur avait pu agir, surtout en si peu de temps, dans Mitre Square. Beaucoup d’agents de police patrouillaient dans ce quartier à cette heure. En plus de l’agent Watkins et du veilleur de nuit Morris, un autre policier, dont la ronde incluait une partie de Mitre Square, était passé vers 1h42 et n’avait rien vu ni entendu. Un autre agent de police vivait non loin et avait dormi sans être réveillé par quoi que ce soit.

L’assassin s’était approché de sa victime sur la place, l’avait étranglée, égorgée, éventrée puis s’était enfui, et tout cela en l’espace de 15mn !

A 2h55, le policier Alfred Long trouva un morceau de tablier de femme ensanglanté dans l’entrée d’un bâtiment de la Goulston Street, vers le nord-est de Whitechapel, non loin d’une fontaine publique à l’eau rougit de sang (il est possible que le meurtrier s’y soit lavé les mains). Juste au-dessus du tablier, écrit à la craie blanche sur le mur de briques noires, on pouvait lire :

The Juwes are (Les Juifs - avec une faute d’orthographe - sont)
The men That (Les homme Qui)
Will not (Ne seront pas)
be Blamed (Accusés)
For nothing (Pour rien)

Le morceau de tablier appartenait à la femme qui avait été assassinée dans Mitre Square et la police pensa que l’inscription avait été faite par le tueur.

Un policier fut laissé en faction devant l’inscription et on demanda à ce qu’il soit photographié. Mais avant que cela fût fait, Sir Charles Warren, le Préfet de Police, ordonna de l’effacer. Warren allait être violemment critiqué pour cette décision, mais expliqua que l’inscription était visible de tous et ne pouvait être couverte : il craignait que si la population de Whitechapel la lisait, les juifs furent lynchés et leurs magasins détruis.

Le tueur avait-il été capable d’accomplir ces deux meurtres en peu de temps, et notamment les mutilations de la seconde victime, sans être vu par un policier ou un passant, alors que le quartier était sur ses gardes ?

Et il avait peut-être même pris le temps d’écrire sur le mur...

La police interrogea tous les habitants des maisons alentour. Les passants qui s’étaient réunis pour voir le corps furent eux aussi interrogés.

La première victime était grande, gracile et portait des cheveux marrons bouclés. Elle était vêtue de noir et une rose rouge décorait son gilet. Aucun objet de valeur ne fut trouvé dans ses poches.

Elle fut malgré tout identifiée comme Elizabeth Stride, née en Suède en 1843. Elle était venue en Angleterre pour y travailler comme domestique. Elle avait inventé une histoire selon laquelle elle avait survécu au naufrage du ’Princess Alice’ en 1878 (une collision entre deux navires, le ’Bywell Castle’ et le ’Princess Alice’, sur la Tamise avait fait 786 morts), et affirmait que son époux et ses deux enfants s’étaient noyés.

Cette histoire lui avait été utile pour obtenir de l’aide de l’Église Suédoise de Londres et provoquait souvent la sympathie à son égard. La vérité était que son mari, John Stride, était un survivant de la tragédie du ’Victoria’ (en 1881, un bateau à vapeur, le ’Victoria’, avait coulé avec plus de 200 passagers) mais qu’il était décédé par la suite dans un asile pour nécessiteux.

Elle vivait avec un ouvrier nommé Michael Kidney depuis 3 ans. Les gens l’appréciaient et la surnommaient "Long Liz". Elle se prostituait rarement et gagnait sa vie en faisant de la couture ou des ménages. Il lui arrivait de se saouler et elle se mettait à crier et à insulter les gens. Elle avait déjà été arrêtée pour ce genre de fait.

Elle avait quitté son asile de nuit dans la soirée et n’avait dit à personne où elle allait. Elle était partie avec un peu d’argent mais sans la rose sur son gilet.

Le Dr Phillips affirma qu’elle était morte de ses blessures à la gorge. Il n’y avait aucun signe de strangulation, mais le tueur avait pu tirer Liz vers lui par son écharpe, puis lui couper la gorge. Le Dr Blackwell expliqua que le tueur devait être quelqu’un « habitué à utiliser un lourd couteau ». (Il est possible qu’Elizabeth Stride n’ait pas été une victime de l’Éventreur : il semble qu’elle n’a pas été étranglée avant d’être égorgée, et le couteau était plus large et moins pointu).

Cette fois, de nombreux témoins contactèrent la police pour expliquer qu’ils avaient vu Liz juste avant sa mort.

L’un des témoins était l’agent de police William Smith, qui avait fait sa ronde près de Berner Street et avait vu Liz parler avec un homme vers minuit et demi, peu avant son meurtre. L’homme que Smith avait vu avait « environ 28 ans ». Il portait un « chapeau de chasse sombre et un manteau noir, une chemise blanche et une cravate ». Il avait un paquet dans les mains et avait « l’air respectable ».

Un autre témoin, Israël Schwartz, expliqua à l’inspecteur Swanson qu’à 00h45, il avait vu un homme s’arrêter et parler à une femme qui se tenait debout devant la cour.

L’homme avait essayé de tirer la femme en direction de la cour, mais elle avait résisté et il l’avait jetée à terre. Elle avait crié, mais pas vraiment fort. Croyant assister à une dispute, Schwartz s’était éloigné. De l’autre côté de la rue, il avait vu un homme sortir d’un pub. Cet homme ou celui qui avait tiré la femme vers la cour avait crié « Lipski ! » (Israël Lipski était un Juif qui avait empoisonné une jeune anglaise en 1887 et son nom était depuis utilisé pour insulter les Juifs). Schwartz, Juif lui-même, avait pris peur et s’était enfui. Il avait eu l’impression que l’homme du pub l’avait suivi.

Schwartz identifia le corps de Liz comme celui de la femme qu’il avait vue jetée à terre, puis décrivit l’homme qui l’avait poussée : environ 30 ans, environ 1m65, cheveux bruns, moustache, vêtu de noir, une casquette noire à visière, rien dans ses mains. L’homme du pub avait environ 35 ans, 1m80, des cheveux châtains, une moustache, un manteau sombre, un chapeau noir à bords larges.

La police prit les témoignages de Smith et de Schwartz très au sérieux.

Deux autres témoins apparurent peu après. William Marshall vivait au 64, Berner Street et s’était tenu non loin du lieu du meurtre vers 23h45, plus d’une heure avant le meurtre. Il avait vu Liz discuter avec un homme d’âge moyen, portant une casquette à visière assez courte « comme un marin », plutôt corpulent, de taille moyenne, habillé comme un employé de bureau avec une veste noire et qui parlait « comme un homme éduqué ». Malheureusement, Marshall n’avait pu voir le visage de l’homme. Liz avait très bien pu parler à un autre homme que son assassin, une heure avant le meurtre.
 Un dénommé James Brown contacta la police pour annoncer qu’il avait vu Liz vers 00h45, quelques minutes avant sa mort. Brown avait estimé l’heure plutôt que d’en être sûr : il n’avait pas de montre. Lorsqu’il avait atteint l’intersection de Berner et de Fairclough Street, il avait vu Liz parler à un homme. Brown avait entendu Liz dire : « Pas ce soir, un autre soir ». L’homme était assez grand et portait un long manteau sombre.
 Ces témoignages n’aidèrent malheureusement pas la police à trouver un suspect.

La femme assassinée dans Mitre Square fut plus facilement identifiée car elle avait sur elle des billets de dépôt de gage. La police les fit connaître au public et un homme, John Kelly, vint expliquer qu’il avait vécu avec cette femme durant 7 ans dans une chambre au 55 Flower et Dean Street. Catharine Eddows, appelée Kate par tous ceux qui la connaissaient, était une femme gentille, amicale et toujours heureuse, connue pour sa bonne humeur et son amour du chant. Comme les autres victimes, elle avait périodiquement des problèmes avec l’alcool, qui la poussait à se quereller avec ses compagnons et sa famille.

Elle était née en 1842. Ses parents étaient morts lorsqu’elle était enfant. A 16 ans, elle était tombée amoureuse de Thomas Conway et était partie vivre avec lui. Ils vécurent ensemble 20 ans et eurent trois enfants. Mais Kate buvait trop et Conway la battait, aussi le couple se séparât-il en 1880. L’année suivante, Kate rencontra John Kelly et ils s’installèrent ensemble. Ses amis affirmèrent que Kate n’était pas une prostituée, mais il lui arrivait de vendre ses charmes, peut-être sous l’effet de l’alcool.

Le soir de sa mort, Kate avait dit à John Kelly qu’elle allait rendre visite à sa fille pour lui emprunter un peu d’argent. Il lui avait parlé du tueur de Whitechapel et lui avait conseillé de ne pas s’attarder. Kate l’avait rassuré en lui affirmant qu’elle prendrait soin de ne pas tomber entre ses mains. Mais elle ne se rendit pas chez sa fille et parvint à trouver assez d’argent pour aller se saouler dans un pub et finir dans une cellule du commissariat de police de Bishopsgate Street. Elle dormit là jusqu’à 00h30, puis on la laissa sortir. Inquiète du fait que John Kelly allait sûrement la réprimander si elle rentrait trop tard, elle se pressa de partir. Mitre Square était à moins de 10mn de là.

Comme dans les meurtres de Polly Nichols et Annie Chapman, la gorge de Kate avait été profondément tranchée de gauche à droite, ce qui avait causé sa mort. Le Dr Brown, qui fit l’autopsie, expliqua que l’abdomen avait été ouvert et les intestins détachés. Le rein gauche avait été prélevé avec soin, sans être abîmé. L’utérus avait été coupé horizontalement et presque entièrement enlevé, alors que le vagin et le col de l’utérus n’avaient pas été endommagés. Le foie, l’aine, le pancréas avaient été tranchés. Selon le Dr Brown, le meurtrier avait utilisé un couteau très aiguisé d’environ 15cm de long. Il ajouta : « L’instigateur de cet acte devait avoir une grande connaissance anatomique, pour réussir à retirer le rein et connaître sa position. De telles compétences peuvent être acquises par quelqu’un habitué à tuer des animaux... Il a fallu au moins cinq minutes pour perpétrer ces mutilations ».

Le visage de Kate était mutilé au niveau des yeux, une partie du nez avait été coupé, ainsi que le lobe de son oreille droite.

Un témoin, Joseph Lawende, qui avait quitté "l’Imperial Club" vers 1h35 avec des amis, vint expliquer qu’il avait vu un couple discuter dans Church Passage, près de Mitre Square. Lawende reconnut les vêtements de Kate. L’homme qui parlait avec elle avait environ 30 ans, était de taille moyenne, vêtue d’un manteau gris, arborait une petite moustache claire et portait un une casquette à visière grise ainsi qu’un foulard. A peine 10mn plus tard, Kate était assassinée.

Que dire de l’inscription à la craie découverte une heure plus tard, non loin du morceau de tablier de Kate Eddowes ?

Il existe plusieurs théories et interprétations.

- La première (sans doute la bonne) est que le message n’a pas été écrit par le tueur, mais plutôt par un quelconque antisémite, et que le tueur a, par coïncidence, jeté là le morceau de tablier avec lequel il avait essuyé son couteau. L’inspecteur en chef Swanson indiqua dans un rapport que l’inscription était ancienne, un peu estompée.

- Une autre théorie, proposée par Walter Drew, officier de police à Whitechapel en 1888, est que le message « représente le geste de défi d’un juif dérangé, euphorique après ses ‘triomphes’ sanglants de Dutfield Yard et de Mitre Square ». L’un des nombreux problèmes de cette interprétation est qu’il n’existe aucun dialecte ou patois dans lequel "Jews" (Juifs) s’écrit "Juwes" : le message aurait donc plutôt été écrit par une personne haineuse et illettrée.

- La troisième théorie était que le message avait bien été écrit par le tueur, mais était « un subterfuge intentionnel dans le but d’incriminer les Juifs et d’éloigner la police de la piste du véritable meurtrier ». Cette théorie était celle qui avait les faveurs de Scotland Yard et de la communauté juive.

En tout cas, l’auteur du message ne fut jamais identifié.

Les habitants de Whitechapel furent terrifiés, choqués, indignés et courroucés par le double meurtre. Ils se réunirent dans les rues pour demander la démission de Sir Charles Warren et du ministre Henry Matthews.

Sans succès.

Les habitants du quartier étaient terrorisés, mais il semble que ces meurtres amusèrent une certaine catégorie de la population car des centaines de lettres prétendument écrites par le tueur furent envoyées à la police, aux journaux et à certains enquêteurs.

Seules trois de ces lettres semblent intéressantes. Deux, en particulier, ayant été écrites par la même main, ont donné son surnom de "Jack l’Éventreur" à l’assassin.

Ainsi, la lettre suivante, écrite à l’encre rouge, fut reçue par le "Central News Agency" (un organisme méconnu du grand public... mais pas des journalistes) le 27 septembre 1888, et était adressée au directeur, "The Boss", du journal.

L’éditeur considéra (sans doute avec raison) que la lettre était un canulard et ne l’envoya pas à la police avant plusieurs jours.
Le lundi qui suivit le double meurtre, la "Central News Agency" reçut une autre lettre, postée du 1er octobre, et portant la même écriture.

La police fit circuler les lettres dans ses services et en placarda des fac-similés sur les murs de chaque commissariat de police au cas où quelqu’un pourrait reconnaître l’écriture. Mais rien d’intéressant n’en résultat.

La 3ème lettre importante fut envoyée le 16 octobre à George Lusk, le dirigeant du Comité de Vigilance de Mile End.
La lettre fut envoyée avec un morceau de rein humain. Lusk en fut bouleversé. L’un des membres du comité affirma qu’il devait s’agir d’un rein d’animal préservé dans du vin et ils l’apportèrent au Docteur Thomas Openshaw, du London Hospital, afin qu’il l’examine. On publia tout et n’importe quoi sur ce que dit le Dr Openshaw, et qu’il nia par la suite. Ce dont on peut être sûr est que le Dr Openshaw établit que le rein était celui d’un être humain adulte, qui avait été préservé dans de l’alcool de vin plutôt que du formol. Il est possible que ce rein ait été atteint de la maladie de Bright (ou "néphrite"), mais les avis des médecins étaient partagés.

La lettre accompagnant le rein n’avait pas été écrite par l’auteur des deux lettres signées « Jack l’Éventreur ». Elle comportait de nombreuses fautes d’orthographes.

L’une des ces lettres a-t-elle été envoyée par le véritable tueur ? Les spécialistes et les chercheurs (les "ripperologues") considèrent souvent que les deux premières lettres sont des faux, bien qu’elles présentent des informations que seul l’assassin devait connaître.
L’auteur de la lettre dit qu’il enverra des oreilles à la police, mais le tueur ne l’a jamais fait. Le lobe de l’oreille de Kate Eddowes était coupé, mais sûrement par un coup de couteau visant le visage. Vu les mutilations qu’il a pu accomplir, le tueur aurait eu largement le temps de lui couper les oreilles s’il en avait eu l’envie.
La prévision des deux meurtres durant la même nuit a été présentée comme une preuve que ces lettres étaient authentiques. Toutefois, la lettre a été postée le matin du 1er octobre (le timbrage l’indique), alors que tout l’est de Londres bourdonnait déjà de la découverte du double meurtre. Tout le monde était au courant dès le dimanche et en parlait. Ce n’était donc pas une prévision.
L’auteur des deux lettres affirme également que Liz Stride a crié mais seul un des nombreux témoins a affirmé avoir entendu une femme crier. Les autres témoins n’ont rien entendu de toute la nuit.
Déjà à l’époque, Scotland Yard pensait que cette lettre avait été écrite par « un journaliste trop imaginatif ». 

L’enveloppe de la première lettre était timbrée "London EC", des districts de Gray’s Inn Road et Fleet Street, siège de la très grande majorité des journaux.
Par la suite, les hauts gradés de la police affirmèrent catégoriquement que ces deux lettres étaient l’œuvre d’un journaliste.
La lettre adressée à "Monsieur Lusk", par contre, semble plus plausible. Le Dr Brown, lors de l’autopsie de Catharine Eddowes, indiqua que son rein encore présent était « pâle, exsangue, avec une légère congestion à la base des pyramides », ce qui décrit les symptômes de la maladie de Bright. Kate Eddows en souffrait vraisemblablement.
Il est possible que la troisième lettre ait véritablement été écrite par l’Éventreur et que le rein ait appartenu à Kate Eddows, mais on ne peut absolument pas le prouver de nos jours.

La peur s’intensifia dans l’East End et durant la semaine qui suivit le double meurtre, les rues de Whitechapel furent quasiment désertées à la tombée de la nuit. De nombreuses prostituées évitèrent de rester dehors, autant qu’elles le pouvaient, se logeant dans des asiles de pauvres ou dans leur famille. Les Londoniens évitaient le quartier et les commerçants virent peu de clients.
Et pourtant, les rues étaient en général plus sûres qu’elles ne l’avaient été car tout le monde était en état d’alerte et de nombreux policiers, en civil ou en uniforme, patrouillaient jour et nuit. De plus, le "Comité de Vigilance de Mile End" employait des hommes, équipés de sifflet et de gourdin, pour sillonner les rues après minuit.
Un policier s’habilla même en femme et se fit passer pour une prostituée, essayant d’attirer le tueur. Il s’attira surtout les quolibets des habitants du quartier...

La police visita les asiles de nuit et interrogea plus de 2000 logeurs. Plus de 80 000 prospectus furent imprimés et distribués, demandant à d’éventuels témoins du double meurtre de s’adresser au poste de police le plus proche. 76 bouchers et équarrisseurs furent interrogés, ainsi que leurs employés. La police interrogea aussi les marins qui travaillaient sur la Tamise. Des chiens policiers furent déployés dans le quartier, mais on ne possédait pas d’objet ayant appartenu au tueur que les chiens auraient pu renifler. Et les odeurs putrides de Whitechapel perturbèrent leur odorat.

Peu à peu, la vie reprit son cours normal dans l’East End. Il n’y eut pas de meurtre durant un mois et, bien que les journaux continuèrent à publier de nombreux articles sur l’Éventreur, les prostituées redescendirent dans les rues.

Le vendredi 9 novembre 1888, Londres fêtait le Lord Mayor’s Show, une manifestation importante durant laquelle le futur maire prenait place dans son bureau, avec or et apparats. Les gens étaient nombreux dans les rues et le commerçant John McCarthy, qui louait des chambres dans Dorset Street, au sud du marché de Spitalfield, était surpris de ne pas voir l’une de ses locataires, Mary Kelly.

Il envoya son apprenti, Thomas Bowyer, pour qu’il collecte l’arriéré de loyer que Kelly lui devait. Personne ne répondit lorsqu’il frappa à la porte, qui était verrouillée, et Bowyer jeta un œil par un carreau de fenêtre brisé. Il aperçut un corps ensanglanté sur le lit. Affolé, il courut voir McCarthy, qui appela immédiatement le policier local.
L’inspecteur Beck parlait avec un officier de police, Walter Dew, et ils se rendirent tous deux au 13 Miller’s Court. Ils regardèrent par la fenêtre et, dans la semi-obscurité, ils aperçurent un corps affreusement mutilé.
Beck prévint son supérieur, qui arriva rapidement sur les lieux et fit mander le médecin de la police, le Dr George Bagster Phillips. 
L’inspecteur Abberline arriva peu après. Ils attendirent que le préfet de police, Sir Charles Warren, arriva à son tour... mais celui-ci venait juste de démissionner.
Ils ouvrirent la porte et pénétrèrent dans une petite chambre à peine meublée.
Le corps de la jeune Mary Kelly était allongé sur le lit, les jambes écartées, le corps en charpie. Elle avait été égorgée, le tueur avait coupé sa carotide. Les mutilations avaient eu lieu après sa mort. Mary Kelly était nue. Son abdomen et l’intérieur de ses cuisses avaient été enlevés et la cavité abdominale avait été vidée de ses viscères, qui avaient été posées tout autour du corps. Les seins avaient été coupés, les bras et le visage déchiquetés.
La férocité de ce meurtre horrifia le docteur Phillips, pourtant expérimenté.

L’autopsie fut menée par le Docteur Bond, en présence des Docteurs Phillips et Brown. Alors qu’ils tentaient de reconstituer le corps de Mary Kelly, ils réalisèrent que le tueur avait emmené son cœur avec lui. 

Les médecins affirmèrent que les mutilations avaient été effectuées avec un couteau très aiguisé, d’environ 15 cm de long.
Le Dr Phillips estima que Mary Kelly avait dû être assassinée entre 5 et 6 heures du matin.

Mary Kelly était une Irlandaise de 25 ans, un peu ronde, qui se prostituait occasionnellement avec deux ou trois amies, souvent bien vêtue. Au moment de son décès, elle n’avait plus payé son loyer depuis plusieurs semaines et son amant, Joe Barnett, était au chômage. Elle avait donc dû retourner à la prostitution pour survivre. Les gens la décrivaient comme une jeune femme grande et belle, gentille avec tout le monde. Une amie ajouta qu’elle devenait grossière lorsqu’elle était saoule, mais qu’elle était adorable et honnête lorsqu’elle était sobre.

Le meurtre de Mary Kelly engendra la panique dans les rues de Whitechapel, qui furent de nouveau désertées la nuit.
La police travailla d’arrache-pied. Chaque piste fut suivie, chaque suspect fut longuement interrogé. Mais les enquêteurs n’obtinrent aucun résultat probant et furent fortement critiqués.
La reine Victoria, elle-même, était furieuse. Elle ordonna au Premier Ministre de doter chaque rue d’un éclairage public et d’améliorer la formation des policiers.
Le ’Times’ fut plus compréhensif. Il expliqua que les meurtres étaient accomplis avec « une perfection qui déroute les enquêteurs ». Aucun indice probant n’était laissé par le tueur et aucun mobile rationnel ne pouvait être trouvé pour ces meurtres horribles.

La police trouva plusieurs témoins intéressants, dont George Hutchinson, un ouvrier au chômage qui connaissait Mary Kelly. Il l’avait rencontré vers 2h du matin, et elle lui avait demandé de l’argent. Mais il n’en avait pas et elle s’était éloignée pour aller discuter avec un autre homme. Ce dernier portait un chapeau de feutre mou et avait passé son bras autour des épaules de Mary Kelly. Ils étaient tous deux repartis dans l’autre sens et Hutchinson avait croisé le regard de l’homme. Il les avait suivis discrètement alors qu’ils revenaient vers Miller’s Court en discutant. Marry Kelly avait invité l’homme à l’intérieur et il l’avait embrassée. Ils étaient entrés dans la chambre de Mary Kelly. Hutchinson les avait attendu 3/4 d’heure mais, ne les voyant plus ressortir, il était parti.
Selon Hutchinson, l’homme avait 35 ans, mesurait environ 1m70, était pâle, avait des cheveux noirs et une petite moustache bouclée aux deux extrémités. Il portait un long manteau sombre avec un col en astrakan, un costume sombre, des bottines à boutons et une cravate sombre avec une épingle en forme de fer à cheval. Il avait une apparence respectable, mais « on aurait dit un étranger » (un Juif...). Il tenait dans ses mains un paquet d’une vingtaine de centimètres de long.

D’autres personnes avaient vu Mary la nuit de sa mort et, entre 3h30 et 4 heures du matin, trois femmes habitants Millers’ Court avaient entendu quelqu’un s’écrier « Au meurtre ! ». Mais ce genre d’appel était si courant dans le quartier qu’elles n’y avaient pas vraiment prêté attention.

L’inspecteur Abberline crut le récit d’Hutchinson mais se demanda pourquoi il avait "surveillé" Mary Kelly et son probable assassin. Hutchinson expliqua qu’il connaissait Mary depuis des années et lui avait plusieurs fois prêté de l’argent. Il l’appréciait-il et s’inquiétait de ce qui pouvait lui arriver. Il est plus probable, en fait, qu’il attendait qu’elle en ait fini avec ce client et espérait bénéficier de ses faveurs... Deux policiers parcoururent le quartier avec Hutchinson, dans l’espoir qu’il reconnaîtrait le client, sans résultat.

Le lendemain du meurtre, le ministre de l’Intérieur, Henry Matthews, proposa un « pardon officiel pour tout complice n’ayant pas personnellement commis ou participé à un meurtre » et qui dénoncerait l’Éventreur. Cette mesure semble avoir été une manœuvre purement politique car la police pensait déjà que le tueur n’avait aucun complice.

Avec l’arrivée de l’hiver, l’activité de la police se ralentit. Tous les suspects avaient été interrogés et toutes les pistes avaient abouti à une impasse.
Jack l’Éventreur ne fit plus parler de lui.

Toutefois, deux meurtres similaires à ceux de l’assassin peuvent attirer l’attention.

- Le premier fut celui d’Alice McKenzie, une prostituée de 40 ans qui fut trouvée morte en juillet 1889. Elle avait été égorgée et sa carotide était tranchée. Son abdomen avait été mutilé, mais les blessures étaient de nature différente de celles accomplies par l’Éventreur. Les Dr Bond et Phillips ne parvinrent pas à s’accorder pour savoir si elle avait été tuée ou non par l’Éventreur. 

- En février 1891, une prostituée de 26 ans nommée Frances Coles fut découverte morte, la gorge tranchée. Le Dr Phillips ne pensa pas que l’Éventreur fut son assassin et les soupçons se portèrent sur un marin avec qui elle s’était querellée. La police n’obtint toutefois pas assez de preuves pour l’inculper. 

Egger Ph.